Dejours Christophe, « Nouvelles formes de servitude et
suicide », Travailler, 1/2005
(n° 13), p. 53-73.
Il ne m’est pas possible ici de
mettre la totalité de l'article. J’ai donc choisi une trame.
Extraits de l’article (à lire
impérativement, le lien est ci-dessus)
Des suicides sur les lieux du travail, il y en avait par le passé, mais
cela concernait exclusivement le monde agricole, où lieu de vie et lieu de travail
étaient indistincts. C’est seulement depuis quelques années, après 1995
semble-t-il, que se sont produits les premiers suicides sur les lieux de
travail dans le secteur industriel, le secteur tertiaire et les activités de
service.
Il n’est pas possible de donner une évaluation quantitative de ces
morts parce que, jusqu’à présent, les enquêtes statistiques sur le suicide
méconnaissaient systématiquement la psychopathologie liée au travail.
La seule
enquête quantitative que nous connaissions est le fait de l’inspection médicale
du travail de Basse-Normandie. Gournay, Laniece, et Kryvenac en 2003 ont
procédé à une étude auprès des médecins du travail. En cinq ans, 43 décès et 16
personnes gravement handicapées à la suite de leur tentative de suicide ont été
recensés (Calvados, Orne et Manche) ; soit en tout 59 cas sur les 107 cas de
suicide et de tentatives de suicide rapportés (Gournay et coll., 2004).
Donc
une moyenne de 12 cas par an. Cela voudrait dire qu’il faudrait s’attendre dans
une enquête nationale à trouver entre 300 et 400 cas par an !
Les suicides que nous examinons ici
se commettent sur les lieux mêmes du travail. Ce n’est pas un détail anodin.
Car le suicide, comme toute conduite humaine, est adressé à autrui.
Le
technicien en se pendant dans l’atelier de l’usine, l’ingénieur en se
défenestrant sur son lieu de travail, la surveillante en se tirant une balle
dans la tête dans le service hospitalier où elle travaille, ou l’ouvrier de
Volkswagen (Lejeune A.) en venant se tuer dans son usine devant ses camarades
adressent ostensiblement un message.
Et celui-ci est parfois explicite
lorsqu’il figure dans une lettre laissée, à dessein, par le défunt.
Il est probable donc que ces suicides
sur les lieux du travail traduisent ici et là l’émergence d’un type de
souffrance au travail entièrement nouveau.
Ma contribution, aujourd’hui, à
l’investigation de cet énorme problème psychopathologique sera modeste. Elle
s’appuie sur l’étude d’un cas.
L’histoire du suicide
Madame V. B.
avait 43 ans. Elle était cadre dans une entreprise high-tech. C’était une
matheuse de formation. Elle avait une maîtrise d’informatique. Elle aimait les
études, dévorait les bouquins, suivait de nombreuses formations. Elle entre
dans une entreprise où elle est immédiatement appréciée et travaille dans la
conception d’outils informatiques. Elle travaille ensuite dans un service de
statistiques. Parallèlement à son travail, elle suit la formation de l’Institut
d’administration des entreprises, puis entre dans le service de ressources
humaines d’une multinationale où, bilingue, elle mène une brillante carrière.
À
plusieurs reprises, elle est contactée par des chasseurs de têtes pour d’autres
emplois plus attrayants, mais elle les refuse pour ne pas s’éloigner de sa
famille (elle est mariée et a trois enfants). Son travail dans son entreprise
est diversifié. Elle accomplit successivement plusieurs missions importantes
qui lui valent de chaleureuses félicitations. Elle prend en 1997 la
responsabilité du service de formation de l’entreprise. Son salaire se situe
entre 4 500 et 5 000 euros par mois.
Et puis, en
1999, son mari et elle décident d’adopter un enfant.
Les charges familiales
sont lourdes et elle demande à passer à mi-temps (juillet 2000).
On ne peut pas
le lui refuser, mais cette demande est mal vue. Huit mois plus tard, en février
2001, elle repasse à un temps partiel de 80 % qu’elle conservera jusqu’à
septembre 2002.
Entre-temps, son supérieur hiérarchique est limogé à la suite
d’un conflit de rivalité qui l’oppose à l’un de ses collègues. C’est ce dernier
qui reste dans l’entreprise et hérite de son poste. Il semble qu’il ait voulu,
en arrivant à ce poste, écarter les gens qui étaient en bonne relation avec son
rival. Madame V. B. fait partie de ceux-là. D’autres que Madame V. B. doivent
s’en aller ou accepter une mutation.
À partir de
fin 2001, on retire à Madame V. B. ses responsabilités. Elle doit désormais
référer son travail au manager des ressources humaines qui est à un niveau
hiérarchique égal au sien.
Dans l’organigramme suivant, elle doit référer son
travail à un chef d’équipe, situé à un niveau hiérarchique très inférieur au
sien. On lui donne alors une mission très en-dessous de ses compétences, que
l’on confie habituellement à une secrétaire.
Elle est victime de multiples
petites brimades : on lui demande, en urgence, de traiter un dossier. Elle y
travaille jour et nuit et le dossier est mis de côté sans même être examiné.
On
la convoque à une réunion, à une heure précise ; on la fait attendre une heure
et on lui annonce que la réunion est reportée. Et cela à plusieurs reprises.
En
quelques mois, on la rétrograde : placée jusque-là au niveau n-1 par rapport au
Directeur Ressources, soit n-2 par rapport au p.-d. g., elle passe sous la
direction de son collègue direct et devient ainsi n-3 par rapport au p.-d. g.
On la rétrograde encore une fois, et on la place sous la direction d’un chef
d’équipe, ce qui la met en position n-4 par rapport au p.-d. g.
Comprenant
qu’elle n’a plus d’avenir dans ce service, elle cherche des issues : une
formation à l’Essec que l’on avait quelque temps plus tôt chaudement
recommandée pour qu’elle puisse accéder à des responsabilités encore plus importantes
que lorsqu’elle était à son plus haut niveau. Elle suit cette formation presque
jusqu’à son terme.
Mais, maintenant en disgrâce, deux jours avant de se
déplacer pour le dernier module alors que les titres de transport et les
réservations d’hôtel sont acquis, on lui interdit ce voyage, ce qui l’empêche
de valider son diplôme et ruine tous les efforts accomplis (septembre 2002).
Elle demande
une mutation dans un autre service. On l’oblige alors à passer des tests
d’embauche réservés aux débutants dans l’entreprise et aux candidats
extérieurs. Dans ce milieu, ce traitement particulier qu’on lui impose est
ostensiblement humiliant sinon infâmant. Elle s’y soumet pourtant sans
protester.
Elle ne
contre-attaque pas, elle ne se plaint pas, mais elle se déprime. Au point
qu’elle est obligée, en 2002, de prendre un congé maladie, pendant lequel elle
reçoit un traitement psychiatrique ambulatoire.
Début janvier
2003, elle reprend son travail. Son chef lui conseille de demander une
prolongation de son arrêt de travail, car il n’a aucune tâche à lui confier.
Elle revient 15 jours plus tard. On lui donne à nouveau la mission subalterne
de secrétariat qu’elle avait déjà assumée. Mission dont il faut préciser
qu’elle n’avait servi à rien et que l’entreprise n’en n’avait rien fait.
Huit
jours plus tard (janvier 2003), elle se suicide en se jetant du haut d’un pont
situé juste à proximité de son entreprise.
Elle laisse
une lettre en demandant à la déléguée du comité d’entreprise de la rendre
publique, après sa mort.
-------------------------------------------
Le suicide de
Madame V. B. nous jette au cœur des nouvelles formes de servitude qui
accompagnent la culture de la performance. Ce que nous apprend cette histoire,
c’est que les pathologies de la servitude autrefois réservées aux petites gens,
du domestique à la bonne à tout faire, sont maintenant aussi l’affaire des
cadres, y compris des cadres supérieurs de multinationales.
Voilà, je le
crains, ce que recèlent dans leur ombre ces suicides sur les lieux de travail :
le spectre de formes entièrement nouvelles de servitude qui colonisent le monde
du travail et dont aucun d’entre nous ne peut plus aujourd’hui se considérer
comme à l’abri.
En effet, je
le répète et je le souligne, parce que c’est ce qu’il y a de plus insolite dans
ce regard de la clinique sur les rapports sociaux de travail : en dépit de
toutes les manœuvres utilisées pour déstabiliser Madame V. B., sa performance
de travail est restée jusqu’au bout au plus haut niveau. La culture de la
performance se nie elle-même ici par son propre dépassement.
Si l’on
déstabilise Madame V. B., ce n’est pas parce qu’elle n’est plus performante, ce
n’est pas parce qu’elle serait devenue inutile. C’est parce qu’elle n’est pas
suffisamment soumise.
La servitude allant jusqu’à la soumission comme enjeu de
l’organisation du travail est plus importante que le travail et la rentabilité.
Son indépendance d’esprit est intolérable et il faut qu’elle cède à tout prix.
Elle n’a pas seulement cédé, elle a cassé et elle s’est suicidée.
Le suicide de
Madame V. B. est, de façon certaine, le résultat des nouvelles pratiques de la
domination.
Je suis tenté de penser, mais cela reste à vérifier par l’analyse
d’autres cas, que cette vague de suicides dans le travail, qui est totalement
nouvelle, est la signature de la radicalisation des méthodes de domination.
Ces
suicides révèlent un tournant dans le rapport entre servitude et domination
dans l’entreprise. Tel est vraisemblablement le sens qui se bégaie affreusement
à travers cette série de suicides. Par-delà leur mort, c’est ce message, me
semble-t-il, que les victimes nous crient.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire